Rime Allaf

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La Syrie, otage et geôlière du Liban

Rime Allaf, April 2008

Depuis plusieurs années, médias et politiciens confondus ne décrivent la Syrie plus que par ses mauvaises relations avec le reste du monde ; on parle de dégradation (lorsqu’il s’agit de la plupart des pays européens) ou de quasi rupture (quand ce sont les Etats-Unis). Les accusations pleuvent sur la prétendue manie syrienne de se mêler de ce qui ne la regarde pas, et de semer le chaos et la pagaille dans le Moyen-Orient, en particulier en Irak et au Liban. En effet, les dirigeants syriens sont souvent coupables de se mêler des affaires d’autrui, et les actions et déclarations du régime le rendent lui-même responsable à un large degré pour son isolation diplomatique. Cependant, ce dernier se considère contraint par la géographie et par les événements de se préoccuper de se qui se passe dans son quartier, ne cachant point son besoin stratégique de maintenir une influence dans les pays frontaliers, où beaucoup de pouvoirs se bousculent à cette fin sans avoir de justification géographique.

Le rôle corrupteur supposé de la Syrie dans la violence en Irak, tel que décrit en termes très simplistes par les USA, a été la raison principale de la détérioration des rapports entre Washington et Damas. Pourtant, mis à part les plus proches alliés du Président George W. Bush qui participèrent à l’invasion de l’Irak, la plupart des pays européens n’ont pas considéré la position syrienne comme étant particulièrement condamnable. D’ailleurs, comme le poids politique de l’Europe ne joue pas le rôle déterminatif dans les relations avec les pays arabes, avec qui le rapport est davantage économique (bien que le processus de Barcelone, pour ne citer qu’un exemple de coopération euroméditerranéenne, a des fins socio-politiques), ce n’est que l’Europe de Tony Blair, de Silvio Berlusconi ou de José Maria Aznar qui s’est mise à l’heure américaine, tandis que l’Europe de Jacques Chirac et de ses proches (comme l’Allemagne de Gerhard Schröder) ne trouvait pas encore que la Syrie avait tout à fait tort – tout au moins par rapport à l’Irak.

Le départ de Berlusconi et Aznar de leurs postes respectifs, laissant la place à des gouvernements de gauche (Romano Prodi en Italie, et José Luis Rodríguez Zapatero en Espagne), et l’arrivée de Angela Merkel au pouvoir en Allemagne, amenant au contraire un gouvernement plutôt conservateur, inversa la position de ces pays, surtout en ce qui concerne l’Irak ; dans tous ces cas, il était clair que les alliances personnelles et la politique interne avaient pris le devant sur les intérêts nationaux, un comportement plus digne de dictatures orientales que de démocraties occidentales. Avec la plupart des gouvernements de gauche, plus disposés à dialoguer qu’à imposer, un échange d’idées et de positions redevenait possible.

Le régime syrien n’avait pas encore connu l’apogée de ses troubles avec l’Irak, puisque c’est la France qui accélérera le processus d’isolation de ce pays considéré jusqu'à là comme potentiel allié. Après que la Grande Bretagne de Tony Blair eu mené le combat médiatique et politique relatif a l’Irak, c’est la France de Jacques Chirac qui décide de diriger une toute nouvelle politique anti-syrienne en se concentrant sur le Liban. Quelques années après avoir déclaré, à Beyrouth, que la présence syrienne était nécessaire au Liban (se référant à l’armée syrienne) et après avoir été le seul chef d’état occidental à assister aux obsèques du président Hafez al Assad pour souligner son soutien à son successeur, Chirac fait volte-face et dénonce cette présence avec une résolution onusienne co-parrainée avec les Etats-Unis (signalant un rapprochement visible des deux pouvoirs) visant à contraindre la Syrie à sortir du Liban.

Ce changement ne prit pas lieu du jour au lendemain, et il y a plusieurs éléments qui ont contribué à la détérioration des relations franco-syriennes.Une des rumeurs les plus persistantes se réfère à une affaire louche de concession pétrolière, censée avoir été promise à une grande compagnie française, mais offerte à la dernière heure à un concurrent canadien, les français s’étant surpris du montant de la « commission » qu’un proche du régime syrien considérait comme son dû. Cet incident, dit-on, provoqua la colère du Président Chirac qui commençait déjà à manifester son impatience à cause de la lenteur des réformes (sous gérance française) que lui promettait le nouveau régime à Damas.

Mais c’est dans cet autre ancien protectorat français, au Liban, que les relations franco-syriennes atteignent leur plus bas niveau. Depuis la mort de Hafez al Assad, et l’installation d’un nouveau proconsul syrien n’ayant aucune finesse diplomatique ni appréciation politique envers ce fragile consensus qu’est le système libanais, les différentes factions du Liban commençaient à s’agiter. Au lieu de les rassurer, Damas ne fit qu’aggraver le cas avec ses impositions, perdant ainsi la loyauté de plusieurs de ses alliés, en commençant par le dénommé Monsieur Liban, Rafic Hariri.

Ami intime de longue date du Président Chirac, le premier ministre libanais (à plusieurs reprises) se sentait frustré par l’insistance syrienne d’imposer illégalement une extension de trois ans au Président Emile Lahoud. Ayant été forcé de l’approuver, en septembre 2004, Hariri démissionna tout de suite de son poste et s’occupa des détails de la grande rupture, une rupture dont le premier acte venait de passer avec l’adoption de la Résolution 1559 du Conseil de Sécurité, imposant (entre autres) le retrait de toutes les troupes étrangères du Liban. Avec l’affaire Lahoud, la Syrie venait de faciliter la réconciliation franco-américaine à ses propres dépends, et de perdre soudainement le support de l’Arabie Saoudite (ainsi que celui de l’Egypte) dont Hariri était un des citoyens les plus connus.

L’assassinat spectaculaire de Hariri en février 2005, attribué (sans preuves) au régime syrien par beaucoup de partis, eu des répercussions immenses, menant à une isolation diplomatique du régime sans précédent, et au retrait humiliant des soldats syriens deux mois plus tard, sous la huée de centaines de milliers de manifestants libanais se croyant finalement libres de l’étouffante domination syrienne. Cependant, ces derniers se trompaient : avec ou sans armée, le Syrie continuait d’exercer une influence considérable au Liban, à tel point que le tribunal international (unique en son genre, crée par une résolution du Conseil de Sécurité pour juger les accusés de ce crime) n’a toujours pas commencé son travail.

Trois ans après le meurtre de Hariri, et suivant une douzaine d’autres attentats tout aussi meurtriers visant des personnalités libanaises (encore attribués, sans preuves, au régime syrien) et une agression israélienne violente en 2006, le Liban se trouve toujours dans une impasse, coincé entre les différentes puissances régionales et mondiales essayant d’imposer leurs influences, et paralysé économiquement et politiquement par l’intransigeance des factions libanaises figées sur des positions opposées et des visions contradictoires.

D’un côté, supporté par les pays occidentaux et l’Arabie Saoudite, se trouve le Mouvement du 14 Mars, sous la direction de Saad Hariri, fils du défunt premier ministre ; de l’autre côté, soutenu par la Syrie et l’Iran, se trouve la coalition entre le Hezbollah et ses alliés chrétiens, dont le plus notable est l’ancien Général Michel Aoun. Les factions ayant un support plus ou moins égal, le Liban étant divisé en deux, une solution satisfaisant tout le monde semble improbable, et si l’élection jusqu’ici bloquée d’un président de la république ne se produit pas par consensus, l’imposition du parti le plus fort ne serait qu’une solution temporaire et potentiellement explosive.

Pendant que le Liban suffoque, les supporters de ces factions se rendent mutuellement responsables du status quo, sans proposer d’alternative faisable, et sans penser aux initiatives possibles.

Ayant souffert de son approche personnelle avec le Liban, Damas avait calmement attendu le départ de Chirac (simple tactique de persévérance qu’elle semble suivre avec tous ses détracteurs), espérant sûrement prendre cette opportunité pour renouer avec la France et pour établir, dès le début, une relation avec le nouveau président. Mais, incroyablement, Damas ne pensa même pas à envoyer un nouvel ambassadeur à Paris pour amadouer ses nouveaux interlocuteurs français (le poste étant resté vacant depuis le départ de l’ambassadeur Siba Nasser). Au lieu de faire le premier pas, le régime syrien semblait attendre que le Président Sarkozy le fasse : ce dernier ne déçoit pas et entame une diplomatie éclair et plutôt light au Liban, envoyant tantôt son Ministre des Affaires Etrangères, Bernard Kouchner, tantôt son Conseiller, Claude Guéant, et multipliant les démarches auprès de Damas pour obtenir des concessions syriennes pour lesquelles il est prêt à offrir un rapprochement et une visite éventuelle du président français, ainsi qu’un éventuel soulagement de la pression du tribunal international. Le cas échéant, Sarkozy insinue qu’il serait prêt à débloquer les fonds nécessaire pour l’établissement du dit tribunal.

Mais si le régime syrien continuait de pratiquer ses mauvaises habitudes de politique inefficace et de vision stratégique myope, le gouvernement français s’en faisait de nouvelles, s’engageant sur la voie périlleuse des affaires levantines sans en connaître les paramètres.

En effet, bien que très différent de son prédécesseur dans son style autant que dans sa forme, le Président Sarkozy n’avait aucune intention de redonner la parole au Quai d’Orsay, même avec (ou peut-être à cause de) son choix certainement inhabituel de ministre des affaires étrangères. Tout comme avec Chirac, tout au moins en ce qui concernait la Syrie, le chef d’état français s’était aussi désigné chef de la diplomatie française. Malheureusement, ni Sarkozy, ni son ministre, ne bénéficient de l’étendue expérience diplomatique de leurs prédécesseurs ou de leur connaissance de la région, et l’initiative française était donc condamnée à l’échec sans l’apport professionnel du Quai d’Orsay.

Au lieu de s’améliorer, les relations franco-syriennes continuent donc leur détérioration, surtout sous l’influence libanaise. Plus la France (et l’Arabie Saoudite) exercent de la pression sur Damas, plus les dirigeants syriens s’en prennent à leurs opposants libanais, et vice versa, avec aucune sortie de secours de ce cercle vicieux.

Le problème ne se limite pas aux relations de la Syrie avec ses confrères arabes, ou même avec la France. Cette dernière prendra la présidence de l’Union Européenne en juillet 2008, et tout laisse à prévoir que Nicolas Sarkozy compte en faire une présidence active et initiatrice, espérant commencer par son projet « Club Med » (une Union Méditerranéenne créant une communauté économique et traitant aussi de sécurité et d'immigration). Pour l’instant, la Syrie reste le seul pays concerné à ne pas avoir pas signé l’Accord d’Association avec l’Union Européenne, et Sarkozy peut donc jouer un rôle important pour elle, surtout en considérant son support enthousiaste déclaré pour l’état d’Israël. A travers Sarkozy, la Syrie a autant d’opportunités que de risques, et il faudrait que Damas redonne aux affaires d’état l’attention qu’elles méritent et s’occupe moins de détails purement cérémonieux comme le Sommet Arabe. Pour l’instant, il semble que la communication ne fonctionne toujours pas entre Damas et Paris, mais il est très possible que cela soit à travers le Liban que le message passe enfin.

Rime Allaf, associate fellow, programme pour le Moyen-Orient, Chatham House, Londres.

Review of the European Institute of the Mediterranean.